CHAPITRE VIII

Si de Mazrich avait été d’emblée séduit par la beauté de Shann, il avait su conserver une parfaite urbanité et n’avait nullement tenté de la détourner de son amour pour le chevalier d’Arbel, tout au plus ses invitations aux réceptions de la Chancellerie se multiplièrent-elles. Les deux cousins et l’adorable « comtesse » avaient désormais leurs entrées à toute heure, ce dont ils se gardèrent bien d’abuser. Par ailleurs, la très curieuse ressemblance des cinq émeraudes avait tout de même fini par le frapper et Régis s’était empressé de la justifier – mais évidemment sans avouer que, tout éminent docteur ès sciences biologiques qu’il fut, il retrouvait parfois son âme d’étudiant amoureux des bonnes blagues et s’était amusé à activer à plusieurs reprises un certain duplicateur de matière. Il lui suffisait de reprendre encore une fois l’histoire imaginaire de l’oncle et de son fabuleux trésor.

— Je ne puis vous dire, Excellence, à quel point nous avons nous-mêmes été stupéfaits en constatant que la marquise possédait les mêmes joyaux que nous. Nous avons mieux compris toutefois quand elle nous en a expliqué l’origine. Notre oncle a longuement exploré l’archipel de Ganyreh, il n’est pas étonnant qu’il y ait trouvé dans les trésors des temples des bijoux identiques de forme et de nature puisque taillés et sertis suivant le même symbolisme religieux. Vos navigateurs vous en avaient rapporté deux, notre propre héritage en comportait quatre. Il en reste donc une et j’espère que vous nous ferez la grâce de l’accepter en présent…

Naturellement le Grand Chancelier ne fut pas complètement dupe. Il devina sans peine que les chevaliers en possédaient plus qu’ils ne le disaient et avaient pu ainsi venir au secours de la marquise d’Aupt, mais l’essentiel était obtenu puisque son honneur était sauf. Même si le prince de Reczko avait la mauvaise pensée de lui nuire en exhibant sa boucle, ce serait lui qui serait convaincu de faux et d’imposture. A quoi bon se préoccuper davantage de quelques aventures sentimentales puisque officiellement sa maîtresse demeurait irréprochable et à l’abri de toute critique. De Mazrich aurait réellement souffert s’il avait été contraint de la répudier, la cour n’en comptait aucune autre qui soit aussi jolie et de surcroît aussi intelligente, aussi prudente et sage conseillère. Sauf sans doute cette divine Chantal soudainement tombée de ses lointaines montagnes glacées, mais il avait su comprendre dès les premières minutes qu’il était inutile de chercher à la séduire ; elle était restée souverainement indifférente à tout ce qu’il représentait de luxe et de pouvoir en tant que véritable maître du plus grand royaume de la terre et lui parlait comme s’il eût été un simple membre de son entourage habituel. Elle ne lui avait pas caché du reste les liens qui l’unissaient à d’Arbel et sans bien s’en expliquer le pourquoi, le Chancelier n’avait nulle envie de se mettre en mauvais termes avec le chevalier ou son cousin ; ces deux hommes, ainsi d’ailleurs que leur belle compagne, lui semblaient faits d’un métal aussi dur que les arêtes des pics de leur province perdue. Ils n’avaient rien de commun avec la foule des courtisans prêts à toutes les compromissions. Étranges, en vérité, dans leur déroutante simplicité, presque autant que ce cher comte de Dénébole que, malgré le temps écoulé, il ne parvenait pas à comprendre, mais dont l’aide lui était si précieuse… Différent cependant, jamais Dénébole n’aurait été capable de cette étonnante générosité qu’ils avaient manifestée à l’endroit du marquis de Sainval, et il n’avait pas non plus la réputation d’un valeureux combattant. La police du Chancelier lui avait rapporté deux faits significatifs : Amory et Régis surpris par les redoutables brigands de la forêt de Sanert, avaient réussi à les disperser en ne leur abandonnant que leurs chevaux et, un peu plus tard, le chevalier d’Arbel, attaqué par des malandrins à la sortie du pont de la Sénoise, leur avait opposé si belle défense que deux de ses agresseurs étaient restés sur le carreau tandis que les autres s’enfuyaient en emportant leurs blessés. Même un grand ministre ne peut se permettre de s’attirer la vindicte de personnages de cette trempe, surtout pour une conquête qui se montrerait probablement aussi farouche qu’eux et demeurait inaccessible. Il avait bien caressé un moment l’idée de les écarter de Lutis en leur conférant des grades de colonels et en leur offrant deux régiments qu’ils avaient sans nul doute les moyens d’acheter, mais il y avait renoncé dès ses premières avances lorsque Amory avait négligemment laissé tomber :

— La guerre ne nous attire pas, Excellence, c’est un jeu parfaitement stupide et décevant. Tuer des pauvres types qui ne nous ont rien fait et qui aimeraient mieux rester chez eux à cultiver leurs terres, envoyer à la mort d’autres qui sont exactement les mêmes à part l’uniforme et risquer de nous faire tuer nous-mêmes, uniquement pour permettre aux financiers de conserver ou d’accroître leurs monopoles commerciaux… Vous ne manquez pas d’officiers assoiffés de ce genre de gloire pour vous servir, vous n’avez pas besoin de faire appel à nous.

— Vous êtes cependant chevaliers, c’est un titre de noblesse militaire.

— C’est un titre qui reconnaît certainement le courage et la valeur, mais la profession d’un chevalier est de prendre la défense de la veuve et de l’orphelin, non d’aller pourfendre leur mari ou père.

— Je vous entends, mais si pourtant l’ennemi venait à percer nos frontières et occuper Lutis pour y dicter ses lois ?

— Nous nous efforcerions d’abord de juger si ces lois sont plus mauvaises que les nôtres et, s’il en était ainsi, nous verrions. Mais cela nous étonnerait. Tout ce que nous savons des autres contrées montre que les hommes et les femmes y vivent à peu près de la même façon qu’à Galans. Les nobles sont riches et les autres travaillent.

Shann, qui était présente à l’entretien, ne put se retenir de pouffer. Amory s’était si intégralement adapté à sa métamorphose qu’il en était devenu presque plus Jihien qu’elle-même !

Quant au Grand Chancelier, il jugea inutile d’insister, il était sans nul doute préférable que ces deux garçons n’aillent pas propager leurs doctrines humanitaires dans les camps de l’armée, le recrutement était déjà bien assez difficile comme cela. Du reste, il avait pour le moment des soucis plus pressants dont il se serait peut-être ouvert, si ses hôtes n’avaient marqué leur volonté de demeurer étrangers à la défense de l’État. Bien qu’il les tînt pour hommes d’honneur autant que d’esprit fertile, ils n’auraient pu lui venir en aide. Seul Dénébole, avec toutes les ressources de son mystérieux génie, imaginerait peut-être une solution. Il le verrait cette nuit même, dans son cabinet.

 

A cette entrevue confidentielle, les trois Jihiens, de retour dans leurs appartements du Palus, y assistèrent presque en direct, l’enregistrement était à peine terminé quand ils activèrent le récepteur.

— Je vous remercie d’avoir répondu à mon appel malgré l’heure tardive, fit de Mazrich d’une voix sourde, mais j’ai grand besoin de vos conseils. La situation devient critique, l’arrêt des ressources et des échanges est sur le point de paralyser la vie économique du royaume.

— En sommes-nous là ? Ce n’est plus une simple question de finances ?

— Vous avez toujours été d’un secours précieux dans ce domaine, comte, et vous savez ma reconnaissance, mais cette fois notre trésorerie serait impuissante, même si nous imprimions des assignats comme vous l’avez déjà suggéré. L’argent peut servir à acheter ce dont nous avons besoin, mais encore faut-il que la marchandise nous arrive.

— Le blocus de Larchéol…

— C’est bien cela. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse être si efficace en un temps si court. Ce n’est que maintenant que je réalise à quel degré nous sommes devenus dépendants de nos colonies. Les projets que nous avions échafaudés ensemble m’avaient conduit à concentrer toute notre flotte de guerre dans ce port de Larchéol, le meilleur et le plus sûr que nous possédions au long de nos quatre cents lieues de côtes. Pourquoi n’ai-je pas prévu que la rade pouvait se transformer en piège, qu’il suffisait aux vaisseaux de ligne caldoniens de croiser devant les passes pour que les nôtres ne puissent plus sortir et deviennent aussi inutiles que des jouets d’enfants ! Vous connaissez la place : on n’y accède que par un étroit chenal, nos frégates ne peuvent le franchir qu’une à une pour déboucher successivement à portée de tir de quinze ou vingt bateaux ennemis dont les feux croisés les couleraient avant qu’elles ne puissent venir au vent pour tenter d’engager un combat inégal. Ce serait un massacre, sans possibilité de défense. Les Caldoniens se tiennent prudemment hors de portée des batteries des ports et ils sont assez nombreux pour pouvoir se relayer et se ravitailler sans jamais laisser la moindre maille libre dans le filet.

— Peut-être si une bonne tempête éclatait, ça les disperserait…

— Non seulement nous sommes en belle saison, mais cela n’arrangerait rien, car les lames rendraient aussi le chenal impraticable à une sortie. Quand les vents s’apaiseraient, les positions redeviendraient les mêmes.

— Vous avez entrepris la construction de nouvelles unités dans les ports secondaires afin de pouvoir opérer une diversion ?

— Certainement, mais il faudra encore de nombreux mois avant que quelques bateaux soient prêts à prendre la mer, et d’ici là… Aucun navire de commerce n’arrive plus, les corsaires opérant sur les arrières de la flotte caldonienne s’en emparent ou les coulent les uns après les autres. Or, nous avons absolument besoin de ce qu’ils nous amènent : le soufre pour notre poudre, l’étain pour le bronze de nos canons et, en dehors de ces nécessités vitales pour notre armée, beaucoup de choses essentielles à la vie elle-même, ne serait-ce que le sucre, les épices, mais surtout les céréales. Nous avons cessé d’en produire suffisamment depuis que nous avons pris l’habitude de compter sur nos territoires d’outre-mer. Quand l’hiver viendra, ce sera la disette et, tant que je n’aurai pas réussi à établir de nouveaux traités avec nos voisins du continent, nous ne pouvons rien attendre d’eux, ils n’ouvriront pas leurs frontières. L’arrêt de tout commerce extérieur va entraîner la ruine de notre industrie et de notre artisanat, les ouvriers n’auront plus de travail et le peuple s’en rend compte, il commence à murmurer. Des troubles intérieurs éclateront et feront le jeu de nos adversaires. Je suis terriblement inquiet…

— Je partage votre anxiété, Excellence. Qu’attendez-vous de moi ?

— J’avoue que je n’en sais rien. Seulement, depuis que vous êtes à mes côtés, vous avez si souvent fait preuve d’un véritable génie tant par vos conseils que par vos actes, vous avez résolu tant de difficultés qui se dressaient devant moi, que je ne pouvais pas ne pas m’ouvrir à vous quand j’ai reçu ce dernier apport et que j’ai soudainement pris conscience du drame qui se prépare. Et pourtant, à moins d’accepter les conditions de Caldon et de sacrifier définitivement l’indépendance du royaume, quel miracle pourrait nous sauver ?

— Si je vous comprends bien, il suffirait de mettre hors combat cette flotte qui monte le blocus devant Larchéol pour que tout aille bien ?

— Certainement. Nos vaisseaux sortiraient, protégeraient à nouveau nos communications avec nos colonies, nos réserves se reconstitueraient. D’autre part, cette victoire modifierait du tout au tout l’attitude des autres pays du continent. Ils penchent aujourd’hui du côté de Caldon, Sildavia en particulier, parce qu’ils le croient le plus fort, mais cette percée les ferait changer d’avis. Je serais en mesure de parler haut, d’exiger leur neutralité sinon même des alliances. Mais à quoi bon rêver ?

— Les rêves préfigurent parfois la réalité, Excellence. Vous avez très bien fait de me parler ce soir. Je rentre chez moi pour me préparer et je pars sans délai pour Larchéol. Il n’y a que cent lieues, j’y serai avant trois jours.

— Vous voulez aller vous rendre compte par vous-même ?

— J’espère faire beaucoup mieux. Ne me demandez pas comment, je l’ignore encore, mais les boulets ne sont pas toujours le meilleur moyen d’écarter des vaisseaux gênants. Leur coque de bois enduite de goudron pourrait faire un très joli brasier.

— Incendier une flotte entière ? Le grand amiral y a bien songé. Mais comment envoyer des brûlots au travers de la passe ? Ils seront détruits avant même d’en sortir !

— Je trouverai la solution là-bas, faites-moi confiance. Je serai de retour avant la fin de la semaine, d’ici là vous pouvez commencer à préparer vos manœuvres diplomatiques pour le reste.

— Si vraiment vous réussissez, comte, vous aurez rendu au royaume un tel service que vous pourrez demander ce que vous voudrez !

— Vous savez bien que je n’ai pas d’autre désir que la grandeur de Galans.

 

L’écran s’éteignit et Reg, sourcils froncés, demeura un long instant silencieux.

— Quelle étrange histoire, murmura-t-il enfin. J’avais bien entendu parler de ce blocus, mais je croyais qu’il s’agissait d’une simple péripétie des hostilités.

— Détrompe-toi. De Mazrich n’exagère sûrement pas son inquiétude. La situation est effectivement très grave, car il y a longtemps que je sais que Galans est devenue trop dépendante de ses colonies. Elle ne peut plus survivre sans leurs apports, surtout qu’elle se trouve maintenant complètement isolée puisque les frontières de terre se ferment également.

— C’est une coalition ?

— Pas encore. Les nations voisines et Sildavia en particulier ne tiennent pas spécialement à entrer en guerre contre Galans. Elles veulent simplement ne pas s’attirer les représailles de Caldon et se contentent pour le moment de compléter le blocus en attendant de voir qui sortira vainqueur. Le Chancelier a très bien analysé la situation : si elle se poursuit, il n’a plus qu’à accepter les conditions de l’ennemi sans même avoir pu livrer bataille. Mais s’il rouvre les routes de la mer, toute cette politique d’attente basculera et Galans redeviendra la première puissance du continent.

— Il suffit donc pour cela de détruire une flotte… Comme l’a dit Dénébole, ce ne sont que des assemblages de bois, de toile, de matières inflammables qui ne demandent qu’à se transformer en feu d’artifice, mais les vaisseaux sont au large et nul ne peut en approcher… N’as-tu pas envie de sortir nos chevaux de l’écurie et leur donner un peu d’exercice pendant quelques jours ?

— Pour galoper jusqu’à Larchéol et assister au spectacle ? Entièrement d’accord. Rien ne saurait me plaire davantage que de voir comment Dénébole va se tirer de son bluff.

— Parce que tu penses qu’il est incapable de tenir la promesse qu’il vient de faire ?

— Elle me paraît à tout le moins bien aventurée. Je n’ai jamais visité ce port, mais je connais son importance. Outre les milliers de marins de la flotte de guerre, il y a tous ceux de l’arsenal plus les soldats des forts et de la garnison et si à eux tous ils sont incapables de briser le blocus, je ne vois pas ce qu’un homme seul, même secondé par sa poignée de bretteurs pourrait faire. Nager jusqu’aux vaisseaux avec une torche entre les dents ?

— C’est bien ce que je veux savoir. Il n’est pas homme à s’engager à la légère, un échec compromettrait gravement sa position auprès du Chancelier et pourquoi aurait-il pris pareil risque s’il n’était pas sûr de son fait ? Quels que soient les moyens qu’il emploiera, il nous faut les découvrir. A quelle distance se trouve Larchéol ?

— Une bonne centaine de lieues. Quarante heures en changeant de chevaux à chaque relais.

— Ça correspond bien à son programme. Je propose que nous partions tout de suite.

— Vous allez bien d’abord vous mettre en tenue de route ? s’écria Shann. Je vais en faire autant, je ne serai pas longue.

— Il n’en est pas question, trancha Reg, ce genre de promenade n’est pas pour toi et je ne parle même pas des dangers classiques des grands chemins dont Amory sait quelque chose. Nous emporterons à tout hasard des neurolyseurs bien dissimulés pour nous ouvrir le passage mais tu n’imagines pas ce que peuvent représenter quarante heures de trot soutenu ! Mes pauvres fesses en pâlissent à l’avance ! Tu es peut-être une remarquable sportive, capable de piloter un super-glisseur en rase-mottes à huit cents kilomètres à l’heure, mais ça n’a rien à voir. D’abord il est nécessaire que tu restes ici pour observer ce qui peut se passer pendant notre absence et au besoin nous alerter par télépathie. Et aussi rassurer Ewie quant à ma subite disparition. Tu ne perdras rien de ce qu’il y aura à voir et à entendre, nous te le retransmettrons.

 

Ils se mirent en selle vers deux heures du matin et, compte tenu du temps écoulé depuis la conversation entre de Mazrich et le comte ainsi que les paroles de ce dernier affirmant qu’il allait se mettre en route sans délai, ils ne doutaient pas qu’il les précédait. Pour s’en assurer, ils questionnèrent le valet d’écurie à l’occasion du premier changement de montures.

— Aucun cavalier, avec ou sans escorte, n’est passé ici depuis hier. Nous n’avons vu que deux courriers royaux regagnant Lutis sans compter naturellement les chaises de poste et la diligence…

Aux deux étapes suivantes, la même affirmation se répéta, si bien que, lorsqu’ils firent halte pour le déjeuner, leur conversation roula sur cette anomalie.

— Il est curieux que nous ne trouvions aucune trace de Dénébole, fit Reg. Nous nous sommes arrêtés à chaque relais pour avoir toujours des chevaux frais et ne pas perdre de temps et personne ne semble nous précéder. Y a-t-il une autre route pour Larchéol ?

— En passant au sud du fleuve, mais cela entraînerait un long détour. Peut-être a-t-il emmené des bêtes de rechange ?

— Cela ferait alors toute une troupe que l’on aurait sûrement remarquée au passage.

— Il se déplace en voiture, alors ? Bien allongé sur des coussins moelleux, c’est moins fatigant.

— Là aussi il aurait dû relayer pour changer d’attelage et il aurait aussi été beaucoup moins vite. Regarde ces ornières : un carrosse lancé au galop aurait tôt fait d’y perdre une roue ou de briser un essieu. A moins qu’il ne possède des relais personnels, ce qui est fort possible, il semblerait bien que c’est nous qui le précédons. Mais je ne comprends plus très bien puisque la date qu’il a fixée lui-même pour son retour à Lutis ne lui permet guère de sacrifier une minute.

— Que faisons-nous alors ? Ne serait-il pas plus sage de nous arrêter dans une auberge pour le voir passer et repartir ensuite derrière lui ?

— Non. Nous risquerions d’arriver trop tard s’il utilise vraiment une poste privée. En revanche si nous sommes les premiers, nous pourrons toujours l’attendre à Larchéol même.

La course presque ininterrompue se poursuivit le reste de la journée, la nuit et la plus grande partie du lendemain. Aucun incident ne marqua le trajet, les écuries des relais étaient bien garnies en bonnes montures qu’ils payaient sans discuter et les bandes de détrousseurs semblaient avoir pris des vacances. Personne ne tenta d’arrêter ces deux cavaliers solitaires, ou plutôt ils ne le furent qu’une seule fois, aux portes mêmes de Larchéol. Une forte patrouille de soldats avait pris position à quelques centaines de mètres des remparts et barrait la route. Le lieutenant qui les commandait s’avança à leur rencontre :

— Halte ! L’état de siège est proclamé. Aucun voyageur n’a plus le droit de pénétrer dans la ville. Je m’excuse d’être contraint de vous prier de faire demi-tour, car je vois bien que vous êtes des gentilshommes, mais l’ordre est formel.

— Depuis quand ? s’étonna Amory. Nous ne sommes pas avertis de cette mesure.

— Depuis midi. Les instructions viennent de Lutis même. C’est regrettable, évidemment…

— On dirait que j’avais prévu ce qui arrive, émit Reg. Laisse-moi faire…

Se penchant sur l’encolure de son cheval, il tira un papier de son pourpoint, le tendit au lieutenant.

— On pouvait s’y attendre, mais en tout cas cet ordre ne nous concerne pas. Lisez.

L’officier déplia la feuille ornée d’un gros cachet de cire rouge, déchiffra lentement :

— « Ordre à toutes les autorités militaires et civiles de laisser passer et au besoin de prêter assistance au porteur du présent sauf-conduit. » C’est bien la signature et le sceau du Grand Chancelier… Vous êtes libres de poursuivre, messieurs, et veuillez me pardonner.

— Vous n’avez pas à vous excuser, vous n’avez fait que votre devoir et je vous en félicite au contraire. Le Chancelier sera heureux d’apprendre que vous êtes un loyal serviteur de l’État. Adieu.

— Comment as-tu fait ? interrogea Amory quand ils eurent repris le trot. Ce n’est tout de même pas un faux ?

— Le document est tout ce qu’il y a de plus authentique, c’est du reste le seul cadeau que j’aie accepté d’Ewie. Elle me l’a offert il y a quelques jours en pensant que cela pourrait nous servir si nous avions des démêlés avec les archers. Je n’aurais pas pensé qu’il puisse nous être utile aussi tôt.

— C’était un heureux secours. En tout cas, que penses-tu de cet ordre arrivé depuis seulement quelques heures, puisque aucun courrier ne nous précédait ?

— La même chose que toi. Quel que soit le chemin qu’il ait pris, ce ne peut être que Dénébole qui l’a apporté ou plutôt qui l’a promulgué lui-même en usant des droits que lui confère son titre de conseiller privé. Il tient visiblement à ce que personne ne le suive pour contrôler ses actes. L’état de siège tombera de lui-même s’il réussit à libérer le port et nul ne songera alors à lui reprocher d’avoir outrepassé ses droits. Maintenant, il nous faut le trouver.

Dans cette ville déjà normalement fort peuplée mais devenue grouillante de soldats et de marins en surnombre, la quête n’était pas facile, d’autant que les deux camarades ne tenaient pas non plus à se laisser apercevoir. Leurs chevaux remisés dans l’écurie d’une auberge, ils erraient au long des rues encombrées, arpentaient les quais du port, inspectaient les tavernes au travers des fenêtres aux carreaux ternis, cherchant sans la trouver nulle part la longue et maigre silhouette noire du comte. Le soir tombait rapidement, l’ombre s’épaississait, accentuée par des nuages bas qui envahissaient le ciel et les rares réverbères qui s’allumaient çà et là n’étaient que de maigres lumignons. Fatigués et un peu découragés, Amory et Reg s’arrêtèrent au bord d’un bassin, contemplant le spectacle : les hauts vaisseaux de ligne rangés les uns contre les autres, les môles, les découpures rocheuses de l’anse au sommet desquelles se dessinaient les contours des forts silencieux et, là-bas, près de l’horizon, les petites taches noires des navires ennemis croisant lentement sous cape le long d’un demi-cercle fermant complètement la passe.

— Ils sont au moins à cinq ou six mille et peuvent nous narguer sans risque. Ils sont invulnérables à cette distance, personne ne peut les approcher ni tenter de forcer le passage. Mais peut-être ces nuages présagent-ils une tempête qui les contraindra à gagner un abri ?

— Non, le vent est régulier et d’ailleurs il vient de la mer, les nôtres ne pourraient pas manœuvrer. Ce sera tout au plus un peu de pluie. Je crains que nous soyons nous-mêmes bientôt obligés de chercher un logis ; on doit bien trouver sur le port un aubergiste disposé à louer une chambre dont la fenêtre donne sur le large. Vois, les quais sont maintenant déserts, tout le monde rentre chez soi.

— Sauf un, fit d’Arbel. Regarde là-bas au bout de la jetée, cette silhouette immobile. Un guetteur peut-être ?

— Trop loin pour se rendre compte. Penses-tu que ce puisse être lui ? Attendons encore un peu…

Un long quart d’heure passa, les premières gouttes commencèrent à tomber, fines et glacées, les forçant à relever le col de leur manteau. L’attente devenait visiblement de plus en plus vaine, la petite ombre, toujours immobile à l’extrémité de la digue, se fondait de plus en plus rapidement dans l’obscurité.

— Viens, fit Reg. Il ne se passera rien ce soir.

A peine avait-il prononcé ces paroles que, soudainement, un éclair éblouissant déchira les nues, illuminant le paysage entier d’une lueur livide.

— L’orage…

Ils guettaient le fracas du tonnerre mais tout demeura silencieux, le météore n’avait été suivi que d’un son faible et étrange, un froissement de soie à peine audible et, déjà, d’autres éclairs jaillissaient des lourdes vapeurs emplissant les deux, zébrant la rade en un fantastique rideau aveuglant et toujours aussi impossiblement muet.

— Regarde, mais regarde !

Les longs serpents de foudre s’abattaient verticalement sur l’océan, mais ils ne tombaient pas au hasard, les mâtures des vaisseaux caldoniens paraissaient les attirer, les traits de feu convergeaient vers eux. Bientôt une lueur rougeoya puis deux, trois, d’autres encore, des flammes de plus en plus visibles montèrent, grandirent en se tordant et en s’empanachant de fumée noire. Rapidement, l’incendie se propagea, s’étendit de bout en bout du cercle sous l’impitoyable martèlement des éclairs qui ne devaient cesser aussi subitement qu’ils étaient apparus que lorsque toute la flotte se serait transformée en une chaîne de brasiers. Et alors le son naquit, se répercuta en vagues fracassantes, les soutes à poudre explosaient. Sur toute l’étendue de l’arc incandescent qui barrait la rade, on voyait voler et retomber en grésillant dans l’eau noire des formes indistinctes qui étaient des poutres, des débris de coques et des corps humains. Et, sous le ciel redevenu opaque, sous l’amoncellement des nuages reflétant la lueur sanglante, cela dura très longtemps.

— C’est effrayant ! murmura Amory. On me disait que les orages en mer pouvaient être plus terribles que ceux de la haute montagne, mais jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils puissent atteindre une telle ampleur de catastrophe. Et comment la foudre peut-elle être aussi destructrice et pourtant silencieuse en même temps ?

— Tout en frappant ses objectifs à coup sûr, n’est-ce pas ? Par surcroît, ce météore électrique se déchaîne juste à la bonne place au bon moment pour s’abattre uniquement sur les navires caldoniens en supprimant radicalement le blocus qui fermait le port – pas un seul éclair n’a frappé les bassins ou la ville. La promesse de Dénébole a été tenue…

— Tu veux dire que…

Mais déjà le bruit des explosions avait alerté les habitants de Larchéol. Ils se précipitaient tous en masse, envahissant les quais et poussant des clameurs de joie. L’état-major de la flotte galansienne avait réalisé la magnifique occasion qui s’offrait à lui : toutes les bordées de marins et d’officiers demeurés à terre se précipitaient vers leurs vaisseaux, s’activaient furieusement. Après la marée haute, le reflux s’amorçait, le vent aussi s’inversait, repoussant les dernières averses et chassant les nuées, prêt à gonfler les voiles. L’un après l’autre, navire amiral en tête, les grands bateaux larguaient leurs amarres, se laissaient glisser vers le môle, embouquaient la passe, gagnaient la haute mer à présent déserte. La route était libre…

 

Cependant les deux chevaliers ne prêtaient aucune attention au débordement tumultueux de la cohue ivre de joie pas plus qu’à l’impeccable précision de la sortie de la flotte. Leurs regards ne quittaient pas la jetée le long de laquelle la minuscule silhouette aperçue dès le début revenait d’un pas tranquille. Sans la perdre des yeux, ils gagnèrent l’abri d’un empilement de tonneaux situés près de l’endroit où s’amorçait la digue, se blottirent dans l’ombre pour voir sans être vus. L’homme n’était pas encore arrivé à leur hauteur que déjà ils l’avaient reconnu. C’était bien le comte qui avançait, se frayant un chemin au travers de la marée humaine débordant maintenant de toutes les directions, avide d’assister au dernier acte du spectacle.

— C’était vraiment lui qui se tenait là-bas, comme le chef d’orchestre de ce cataclysme, s’écria Amory. Il faut le suivre !

— Dans cette foule en délire ? Nous n’arriverions pas à le rattraper et surtout il est essentiel qu’il ne sache pas que nous étions là. Nous sommes précisément les seuls témoins dont la présence soit pour lui totalement indésirable. Je ne donnerais pas cher de notre peau s’il nous apercevait.

— Mais pourquoi ? Des milliers de personnes ont vu ce qui vient de se passer : un orage exceptionnel envoyé par Dieu pour sauver Galans. Bien sûr, je saisis ta pensée profonde, je trouve en moi des mots comme « fulgurateur » dont je pressens la signification, même si j’ignore encore ce qu’ils représentent, mais comment le comte devinerait-il que nous sommes à même ou plutôt que tu es à même de comprendre que c’est lui qui a déchaîné et dirigé la foudre ?

— Ne commets pas la faute de sous-estimer son intelligence, nous n’avons déjà que trop fixé son attention. Notre subite richesse, ta résurrection après avoir été frappé à mort – et à ce propos tu as oublié que si ta chair s’était réparée il n’en était pas de même pour la déchirure de ton pourpoint qu’il a dû sûrement remarquer – la façon dont nous avons récupéré Viona au milieu de ses gardes, l’histoire des boucles d’émeraude… Tout cela n’a pu que lui donner à réfléchir et, s’il nous voyait ici, il n’aurait plus aucun doute à notre sujet, car enfin pourquoi y serions-nous, puisque nous n’assistions pas à sa conversation avec de Mazrich ? Laissons-le regagner Lutis par le chemin qu’il voudra. Nous l’imiterons demain de notre côté et, avec l’aide de Shann et d’Ewie, nous ferons en sorte que l’on croie que nous ne nous sommes absentés que pour une partie de chasse.

Il en fut fait ainsi, et si le retour s’opéra à une allure moins forcée que l’aller, les deux camarades ne flânèrent cependant pas. Au matin du cinquième jour depuis leur départ de l’hôtel, ils récupéraient leurs propres chevaux dans le dernier relais, faisaient leur entrée dans la capitale sur le coup de midi. Shann les attendait avec une impatience qu’elle ne pouvait presque plus contenir ; même en sachant leur approche, elle était sur le point de faire seller un cheval pour galoper à leur rencontre. Le désir de retrouver Amory entrait pour une bonne part dans sa fébrilité mais aussi l’intense curiosité qui la dévorait. Elle les avait suivis par les ondes de la pensée mais les images qu’elle avait perçues étaient trop décousues, elle voulait tout savoir et jusqu’au moindre détail. Heureusement, Reg avait songé à se munir d’une minuscule caméra logée dans le rebord de son feutre, la jeune femme put revivre sur l’écran sonore toute la scène fantastique de la destruction de la flotte caldonienne.

— Des courriers royaux ont crevé leurs montures pour venir annoncer la grande nouvelle, commença Shann dès que l’enregistrement eut pris fin. Ewie est venue aussitôt m’en avertir et j’ai fait mon possible pour ne pas paraître surprise. Bien entendu, tout le monde croit à un orage providentiel, même le Chancelier bien que la coïncidence entre la promesse de Dénébole et ce désastre caldonien l’ait vivement frappé. Il doit sûrement prêter au comte le pouvoir magique de provoquer les tempêtes.

— Qu’en penses-tu toi-même ?

— Il est hors de doute que ce déchaînement de foudre est anormal. On n’a jamais vu de simples éclairs frapper avec une pareille précision : j’ai regardé attentivement le film, à part trois ou quatre, toutes les décharges touchaient les bateaux et aucune ne se ramifiait de nuage à nuage. Si on raisonne en fonction des données scientifiques que nous possédons, on est conduit à évoquer le principe du fulgurateur : un faisceau maser crée un couloir fortement ionisé dans l’atmosphère entre l’émetteur, l’objectif et la milliseconde d’après, une puissante décharge d’énergie empruntée au gradient de potentiel du nuage suit ce couloir. Mais Dénébole n’est quand même pas un Jihien !

— Certainement pas. D’abord il était à Lutis depuis longtemps, nous savons que le Chancelier avait fait de lui son conseiller privé bien avant que le professeur Brag n’Var mette définitivement au point la Porte entre nos mondes parallèles. Il va de soi également qu’un autre personnage venu de chez nous ne s’est substitué à lui depuis, personne ne peut franchir la Porte sans la volonté du patron. Et enfin si un spécialiste jihien avait opéré, il n’aurait pas choisi ce procédé archaïque et trop spectaculaire du fulgurateur, il aurait simplement concentré sur les vaisseaux un champ hypergravifique pour augmenter leur masse et rendre leur flottabilité négative. Ils auraient coulé sans bruit. Personne ne se serait aperçu de rien puisqu’il faisait nuit et que les habitants de Larchéol avaient regagné leurs tavernes ou leurs demeures. Ils se seraient simplement aperçus au matin que la flotte n’était plus là et auraient conclu qu’elle s’était lassée du blocus.

— Quoi qu’il en soit, c’est bien ce procédé que tu appelles archaïque qui a été utilisé. Ne penses-tu pas que, sous une autre forme que technologique, il puisse faire partie de l’arsenal de ce que l’on appelle ici la sorcellerie ? Pour tuer le temps pendant votre absence, j’ai déchiffré un certain nombre de bouquins dans la bibliothèque du marquis de Sainval ; beaucoup d’entre eux font allusion à de mystérieux personnages doués de pouvoirs étranges : changer le plomb en or, jeter des « mauvais sorts » sur leurs ennemis, faire mourir le bétail, ruiner les récoltes sous la grêle… Y aurait-il quelque chose de vrai dans ce fatras ? Nous savons à quoi nous en tenir sur la force de la pensée.

— Il ne faut rien exagérer dans ce domaine que nous avons déjà nous-mêmes pas mal exploré. Notre propre civilisation a également connu autrefois les mages et les pouvoirs que la légende leur prêtait. Ils reposaient essentiellement sur la suggestion, cependant je ne nie pas que certains d’entre eux aient pu atteindre un degré élevé dans la connaissance. Peut-être pas au point de réaliser la transmutation qui met en jeu de très hautes énergies matérielles et qui n’était probablement qu’un habile tour de passe-passe, mais les changements d’état de l’atmosphère ou la sensibilisation d’un organisme à un certain virus peuvent parfaitement être obtenus sans faire appel aux moyens de la technique moderne. Les ondes cérébrales sont assez puissantes pour amorcer le déséquilibre infime qui se propagera et s’amplifiera en chaîne, que ce soit une inhibition des anticorps ou la condensation d’une nébulosité. Ce que l’on appelle sorcellerie à une certaine époque devient un banal phénomène scientifique à l’époque suivante.

— Donc Dénébole serait bien un sorcier ?

— Pas tout à fait au sens où l’entendent les auteurs de tes lectures, ou alors il a des trous dans ses pouvoirs magiques, sinon nous serions tous les trois morts depuis cette fameuse soirée de ton premier bal qui a vu le miracle de la multiplication des émeraudes. En tout cas il semble en savoir beaucoup trop pour son temps puisque cette démonstration de Larchéol qu’il avait du reste annoncée à l’avance n’avait rien d’un violent orage provoqué par des incantations magiques ; la loi de dispersion des éclairs normaux en fonction de la discontinuité des zones ionisées n’aurait admis au maximum que deux ou trois vaisseaux touchés et probablement sans grands dégâts et non un rendement meurtrier de quatre-vingt-dix-huit pour cent sous une tension et un ampérage hors de toute proportion.

— S’il est capable de multiplier les électrons et de les diriger, sa science secrète dépasse en effet notre entendement. Mais où a-t-il pu l’apprendre ?

— C’est bien ce que nous allons nous efforcer de découvrir. L’étude demandée par le patron ne sera pas complète tant qu’une pareille anomalie subsistera dans le tableau.